CHAPITRE VIII
Les premiers lilas commençaient à éclore et posaient sur la fraîcheur humide du soir une touche légère de ce parfum qui, au cours des semaines suivantes, allait s’alourdir au long de toutes les rues et de tous les sentiers du petit village. Une brise venue du fleuve remontait la vallée, faisait osciller les lampes suspendues à chaque carrefour et, sur le sol, les lumières et les ombres bondissaient en un ballet perpétuel.
— Je suis contente que ce soit fini, dit Kathy Adams. La fête, je veux dire, et aussi l’année scolaire. Mais je reviendrai en septembre.
Baissant les yeux sur la jeune fille qui marchait à mon côté, je vis une personne entièrement différente de celle que j’avais rencontrée le matin à la boutique. Elle avait arrangé ses cheveux d’une autre manière : cette nouvelle coiffure lui enlevait son air d’institutrice et elle n’avait plus ses lunettes. Camouflage protecteur ? me demandai-je. Son apparence de ce matin venait-elle d’un effort conscient pour ressembler au genre d’institutrice susceptible de séduire cette communauté ? Sans doute, pensai-je, et c’était une honte. Qu’on lui donne la moitié d’une chance, et Kathy devenait une bien jolie fille.
— Vous dites que vous allez revenir. Où passez-vous l’été ?
— À Gettysburg, répondit-elle.
— Gettysburg ?
— Eh oui, Gettysburg, Pennsylvanie. C’est là que je suis née et ma famille y habite toujours. J’y retourne chaque été.
— J’y étais il y a quelques jours à peine. Je m’y suis arrêté en venant ici. Deux jours pleins à me balader sur le champ de bataille et à me demander à quoi ça ressemblait ce jour-là, il y a plus d’un siècle.
— C’était votre première visite à Gettysburg ?
— La seconde. Et la première date de bien des années. J’arrivais à Washington faire mes débuts dans le journalisme. J’ai pris un des cars d’excursion. Ce ne fut pas tout à fait une réussite. J’ai toujours voulu me trouver seul à Gettysburg, prendre mon temps et voir ce que j’avais envie de voir, fourrer mon nez dans tous les coins, m’arrêter et regarder sans m’occuper de personne.
— Alors, ça vous a plu, cette fois ?
— Oui ; deux jours à vivre dans le passé. Et à essayer de m’imaginer des choses.
— Voyez-vous, dit-elle, nous avons vécu dans ce paysage si longtemps qu’il est devenu plutôt banal à nos yeux. Nous sommes fiers, bien sûr, et nous y prenons un intérêt profond, mais ce sont les touristes qui ont la meilleure part. Ils arrivent au champ de bataille tout neufs, tout avides d’apprendre, et peut-être le perçoivent-ils sous une optique différente.
— C’est peut-être vrai, dis-je (mais je n’en croyais pas un mot).
— Mais Washington, poursuivit-elle, voilà un endroit que j’aime. Surtout la Maison-Blanche. Elle me fascine. Je pourrais rester des heures devant ces grandes grilles de fer à regarder le bâtiment, sans bouger.
— Avec des millions d’autres personnes. Il y a toujours des gens qui vont et viennent le long des grilles, puis qui ralentissent le pas et qui regardent.
— Ce que je préfère, ce sont les écureuils. Ces impertinents petits écureuils de la Maison-Blanche qui viennent mendier jusqu’à la grille et parfois sortent en plein sur le trottoir, reniflent vos chaussures puis s’asseyent, leurs petites pattes de devant ballant sur la poitrine, et vous observent de leurs petits yeux en vrille.
J’éclatai de rire au souvenir des écureuils.
— Ce sont eux qui ont la plus belle vie, dis-je.
— On croirait que vous les enviez.
— Vous avez peut-être raison. Je suppose que l’écureuil mène une vie d’une agréable simplicité alors que notre vie, à nous humains, est devenue si complexe que la sérénité est impossible. Nous avons mis le monde dans un triste état. Peut-être n’est-il pas pire que jadis, mais l’ennui, c’est qu’il ne s’améliore pas beaucoup. Peut-être même est-ce tout le contraire.
— Vous allez parler de cela dans votre livre ?
Je lui jetai un regard de surprise.
— Oh, dit-elle, tout le monde sait que vous êtes revenu pour écrire un livre. Est-ce qu’ils ont tout simplement deviné ou est-ce que vous en avez parlé à quelqu’un ?
— Je suppose que j’en ai parlé à George.
— C’était bien assez. Il suffit de faire mention de quelque chose, n’importe quoi, devant une seule personne. En trois heures au maximum, tout le village sait exactement ce que vous avez dit. Avant demain midi, tout le monde saura que vous avez offert dix dollars pour mon panier et que vous m’avez reconduite à la maison. Quelle mouche vous a piqué de faire une enchère pareille ?
— Ce n’était pas de l’esbroufe. Je suppose que certains le croient et je le regrette. Je suppose que je n’aurais pas dû le faire, mais il y avait ces trois butors plantés contre le mur…
Elle hocha la tête.
— Je vois ce que vous voulez dire. Les frères Ballard et le fils Williams. Mais vous n’auriez pas dû leur en tenir rancune. L’occasion était trop belle pour eux. Un gibier tout neuf qui leur tombe de la ville ! Ils ne pouvaient faire autrement que vous montrer…
— Eh bien, c’est moi qui leur ai montré quelque chose et je suppose que c’était tout aussi puéril de ma part. Avec moins de circonstances atténuantes, car j’aurais dû montrer plus de discernement.
— Combien de temps comptez-vous rester ?
Je lui souris.
— Je serai encore là quand vous reviendrez en septembre…
— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.
— Je sais que vous ne vouliez pas dire cela. Mais le livre va prendre un bout de temps. Je ne veux pas le bâcler. Je vais prendre mon temps et faire le meilleur travail dont je sois capable. De plus j’ai l’intention de pêcher beaucoup pour rattraper le temps perdu. Pêcher aussi souvent que j’en ai rêvé pendant toutes ces années. Peut-être chasser un peu pendant l’automne. L’endroit doit être bon pour le canard.
— Je crois, dit-elle. Des tas de gens d’ici chassent le canard tous les automnes et, pendant des semaines, on n’entend parler que de l’arrivée probable de la grande migration.
C’était bien ainsi que les choses devaient se passer, j’en étais sûr. C’était cela qui vous attirait et vous retenait à Pilot Knob et dans les autres endroits de ce genre – la rassurante certitude de savoir ce que pensent les autres et de pouvoir à tout moment vous lancer avec eux dans une conversation confortable, aller s’asseoir au magasin devant le fourneau couturé de crachats pour parler de l’arrivée prochaine de la grande migration, ou de l’appétit des poissons au marais du Juge, ou des effets bénéfiques de la dernière pluie sur le maïs, ou des coupes sombres que l’orage de la nuit passée a faites dans les champs de maïs et d’orge. Je me souvenais que devant ce fourneau, il y avait jadis la chaise de mon père – une chaise offerte et par droit et par privilège. Et, en marchant dans le soir hanté par le lilas, je me demandais s’il y aurait un jour une chaise pour moi.
— Nous sommes arrivés, dit Kathy, en tournant dans une allée qui menait à une grande maison blanche dont les deux étages étaient presque engloutis dans les arbres et la verdure.
Je m’arrêtai sur place et regardai la maison en essayant de la situer, en essayant de lui donner sa place dans le fouillis de ma mémoire.
— La maison des Forsythe, dit Kathy. La maison du banquier Forsythe. Voici trois ans que j’y suis locataire, depuis que j’enseigne ici.
— Mais le banquier…
— Oui, il est mort. Depuis plus de douze ans, je crois. Mais sa veuve habite toujours ici. Une très vieille femme, maintenant. À demi aveugle et ne pouvant se déplacer sans une canne. Elle dit qu’elle se sent seule dans cette grande maison. C’est pourquoi elle a pris une locataire.
— Quand partez-vous ?
— Dans un jour ou deux. Je rentre en voiture et rien ne presse. Rien à faire de toutes les vacances. L’année passée, j’ai suivi des cours d’été mais, cette année, j’ai résolu de laisser tomber.
— Alors, je peux vous revoir avant votre départ ?
En effet, pour quelque raison que je ne cherchais pas à analyser, je savais que j’avais envie de la revoir.
— Ma foi, je n’en sais trop rien. J’ai beaucoup à faire…
— Peut-être demain soir. Je vous en prie, laissez-moi vous inviter à dîner. Il doit bien y avoir un endroit où nous pouvons aller en voiture. Un bon dîner et un cocktail.
— Cela pourrait être amusant, dit-elle.
— Je viendrai vous chercher, dis-je. Sept heures, ce ne sera pas trop tôt ?
— Ce sera parfait, dit-elle. Et merci de m’avoir reconduite à la maison.
C’était une façon de me donner congé, mais j’hésitais néanmoins. Assez pour poser une question stupide :
— Vous pourrez rentrer ? Vous avez une clé ?
Kathy me rit au nez.
— J’ai une clé, mais je n’aurai pas à m’en servir. On m’attend. Tenez, à l’instant même, on nous observe.
— On ?
— Mrs. Forsythe, bien sûr. Elle a beau être à moitié aveugle, elle est au courant de tout ce qui se passe et monte une garde serrée autour de ma petite personne. Nul ne peut me faire de mal tant que Mrs. Forsythe est fidèle au poste.
Sa réponse m’amusa tout en m’irritant un peu. J’avais oublié, bien sûr, et je m’en voulais – j’avais oublié qu’on ne pouvait aller nulle part, ni faire le moindre geste sans que quelqu’un vous épie puis transmette le renseignement à tout Pilot Knob.
— À demain soir, dis-je, un peu gourmé parce que conscient du regard qui m’observait derrière la fenêtre.
Je restai immobile à regarder Kathy monter les marches et traverser le porche recouvert d’une treille grimpante. Avant même que la jeune fille ne parvînt à la porte, celle-ci s’ouvrit toute grande et un flot de lumière se répandit au-dehors. Kathy avait raison. Mrs. Forsythe l’attendait.
Je fis demi-tour, repassai la barrière et descendis la rue. La lune s’était levée sur la grande falaise à l’est de la ville, la « butte des pilotes » que les timoniers employaient comme point de repère au temps des bateaux à aubes et qui avait donné son nom au village. Le clair de lune, passant entre les troncs des ormes massifs qui bordaient la rue, quadrillait le trottoir de lumière et l’air prenait une pointe de parfum aux lilas qui fleurissaient dans les avant-cours.
Lorsque j’arrivai au carrefour de l’école, je pris le chemin qui conduisait au fleuve. Ici, les maisons s’éparpillaient, marquant la fin du village et les arbres, montant à l’assaut de la falaise, devenaient forêt, étouffaient le clair de lune.
Je n’avais couvert que quelques mètres dans cette ombre plus épaisse lorsqu’ils me sautèrent dessus. Je dois dire à leur décharge que la surprise fut complète. Un corps lancé à toute vitesse me prit au creux des genoux et m’envoya bouler en avant. Au cours de ma chute, quelque chose d’autre vint me frapper en plein dans les côtes. Je touchai la terre et roulai sur moi-même pour me mettre à l’abri du coup suivant, et c’est l’oreille sur la route que j’entendis les pas marteler le goudron. Je parvins à me redresser sur les genoux ; j’étais à moitié debout lorsque je vis la silhouette floue de l’homme qui me faisait face. Je devinai, dans l’éclair du mouvement le pied lancé vers moi. En une torsion de tout le corps, je me jetai de côté et le pied ne fit que m’effleurer le bras au lieu de me frapper en pleine poitrine, comme l’agresseur en avait manifestement l’intention.
Je savais qu’ils étaient plusieurs, car j’avais entendu le bruit de nombreux pas sur la route et je savais que si, par malheur, je restais à terre, ils allaient tous se précipiter sur moi pour m’achever à coups de pied. Je fis un gros effort pour me mettre debout et j’y parvins, mais j’avais toujours les jambes flageolantes. Je reculai pour assurer ma position et je me heurtai à quelque chose de dur ; à sentir l’écorce contre mon dos, je sus que je me trouvais acculé à un arbre.
Alors, je vis qu’ils étaient trois, trois silhouettes aux aguets dans l’ombre et plus noires que l’ombre.
Et je me demandai si c’était le trio qui s’appuyait contre le mur de l’école et se payait ma tête parce que j’étais étranger et représentais une proie facile. Puis il s’était mis en embuscade pour m’attendre pendant que j’allais reconduire Kathy.
— Très bien, petits salauds, dis-je. Venez chercher ce que vous méritez.
Ils vinrent, tous les trois. Si j’avais eu le bon sens de fermer mon clapet d’imbécile, ils en seraient peut-être restés là, mais mon défi les poussa en avant.
Je ne pus placer qu’un bon coup. Je mis mon poing en plein dans la figure de celui qui se trouvait au milieu. C’était une bonne droite qui le cueillit au moment où il fonçait sur moi. Mon poing frappa son visage avec le bruit d’une hache bien aiguisée qui frappe un tronc gelé.
Puis ce fut mon tour d’être roué de coups. Je me sentis partir en arrière et ils accompagnèrent ma chute à coups de pied. J’essayai, tant bien que mal, de me rouler en boule pour me protéger le mieux possible. Cela dura un bon bout de temps et je crois que j’étais plus ou moins sonné ; peut-être même me suis-je évanoui quelques minutes.
Au moment où je repris conscience, j’essayai de me relever. La route était vide. J’étais seul et je n’étais plus qu’une vaste souffrance mais, à certains endroits, la douleur était plus forte qu’ailleurs. Je me mis sur pied et me trainai le long de la route. Tout d’abord, je tanguai d’un bord à l’autre tant la tête me tournait. Mais bientôt, le navire put reprendre une assiette correcte et suivre son cap.
J’atteignis le motel, parvins à ma chambre, entrai dans la salle de bains et allumai la lampe. Je n’étais pas très beau à voir. Une de mes pommettes était sérieusement enflée et commençait à virer au noir. Le sang d’une demi-douzaine de coupures me poissait le visage. Avec précaution, je m’essuyai le visage et j’inspectai les coupures : elles n’avaient pas l’air trop graves. Évidemment, j’allais passer quelques jours avec un coquard de toute beauté.
Je crois que ma dignité avait plus souffert que le reste de ma personne. Rentrer au bercail tout auréolé de la petite gloire due à mes émissions de radio et de télévision puis, le soir même de mon arrivée, me faire rosser par une bande de jeunes voyous ruraux parce que j’avais misé plus qu’eux pour un pique-nique avec l’institutrice.
Mon Dieu, pensai-je, si jamais on apprend cette histoire à Washington ou à New York, je n’ai pas fini d’en entendre parler.
Je me tâtai sur toutes les coutures ; j’avais bien quelques ecchymoses par-ci par-là, mais rien de sérieux. J’allais avoir mal partout pendant deux ou trois jours, et puis voilà ! Et je me dis que j’allais devoir me lancer dans une orgie de pêche, quelques journées durant. Rester le plus longtemps possible sur le fleuve, éviter le plus grand nombre possible d’êtres humains jusqu’à ce que se résorbe l’enflure de mon œil. Pourtant, je savais qu’il n’y avait aucun espoir de cacher la chose aux bonnes gens du village. Et il y avait mon rendez-vous avec Kathy : qu’allais-je faire à ce propos ?
Je sortis sur le seuil pour jeter un dernier regard à la nuit. La lune était haute sur la rébarbative falaise de Pilot Knob. Une légère brise éveillait les arbres et semait dans leurs feuilles un bruissement furtif et, soudain, j’entendis le bruit, le cri lointain de chiens nombreux qui gueulaient à s’en faire péter la poitrine. Je n’en perçus qu’une bribe, un lambeau de son, pris et porté par le vent pour me permettre de l’entendre, mais c’était déjà fini maintenant. Je me raidis pour mieux écouter et, figé par l’attention, je me souvins de ce que Linda Bailey m’avait dit sur cette meute sauvage qui hantait le Val Solitaire.
Le bruit revint, la clameur sauvage, obsédante, la clameur à glacer le sang dans les veines que fait une meute convergeant sur sa proie. Puis le vent changea une fois de plus et le bruit mourut.